Publié le 29 nov 2010Lecture 13 min
Le syndrome d’allergie induite par le baiser. Un exemple parfait d’allergie par procuration
G. DUTAU, Toulouse
Les personnes ayant une allergie alimentaire doivent se méfier, non seulement de l’absorption, mais aussi de l’inhalation ou du contact cutané de l’allergène en cause. Mais le sujet allergique, en particulier aux aliments, doit en outre se méfier d’un risque souvent méconnu : le syndrome d’allergie induite par le baiser (SAIB).
Les allergènes pénètrent dans l’organisme par des voies précises : aérienne (rhinite, asthme), cutanée (dermatite atopique) ou digestive (allergie alimentaire). Il existe aussi d’autres voies moins connues, capables de provoquer des symptômes sévères chez les sujets sensibilisés à de très faibles quantités d’allergènes. Certains individus atteints d’allergie alimentaire (AA) réagissent à l’inhalation d’allergènes alimentaires volatils : manipulation de poisson cru, épluchage de fruits et légumes (céleri, kiwi), inhalation de vapeurs de cuisson (lentilles, poisson). Par ailleurs, le contact des allergènes alimentaires avec la peau peut entraîner des anaphylaxies par contact aéroporté, par exemple avec les allergènes des chenilles processionnaires. L’application de topiques à base de protéines végétales peut provoquer des allergies. Le premier cas décrit de SAIB Le « premier » cas de SAIB a été décrit par Brunello Wüthrich (1), en 1997, sous le titre éloquent « Oral allergy syndrome to apple after a lover’s kiss ». Il s’agissait d’une jeune femme de 24 ans qui avait depuis l’âge de 12 ans, de février à juin, une pollinose au pollen d’arbres et de graminées. Comme environ 50 % de ces patients, elle avait aussi un syndrome d’allergie orale (SAO) lorsqu’elle consommait certains fruits et légumes crus (pomme, carotte, céleri, noisette), qu’elle évitait soigneusement. Elle développa aussi une anaphylaxie après consommation de pignons de pin contenus dans une sauce pesto(a) qui assaisonnait des pâtes italiennes. L’interrogatoire de cette jeune femme, à l’évidence polyallergique, révéla que, quelques semaines plus tôt, elle avait aussi présenté un oedème des lèvres et un prurit buccal après avoir embrassé son ami qui venait de consommer une pomme ! De nouveaux conseils d’éviction furent donnés au couple ! Un peu d’histoire Dans un livre consacré à l’allergie, publié en 1964 (2,3), C. Thérond rapporte le cas d’un enfant qu’il examina pour la première fois pour une « écorchure badigeonnée avec du mercurochrome(b) et noyée dans une plaque d’eczéma. Au-dessus du genou gauche, en pleine peau saine, une autre plaque d’eczéma, limitée par un trait de crayon, dessinait la silhouette d’un petit canard ». Il s’agissait d’un dessin au mercurochrome – un petit canard – que la maman avait réalisé, effectuant en même temps, un test cutané qui révélait une sensibilisation au mercurochrome. Quelques mois plus tard, l’enfant fut revu pour deux plaques d’eczéma qui dessinaient la trace de deux lèvres. On pouvait évoquer une allergie au rouge à lèvres que la maman portait, mais celle-ci devait fournir le diagnostic : « C’était le grand-père et son angine ! » Ce dernier, qui avait une pharyngite, avait effectué un badigeon amygdalien avec un collutoire au mercurochrome 5-6 heures plus tôt. Cet enfant avait donc une allergie de contact par procuration au mercurochrome. Ce cas index peut être rapproché de celui que G. Liccardi et coll. (4) ont rapporté en 2002. Une femme qui souffrait d’une allergie à l’ampicilline présenta des symptômes d’allergie orale après un baiser de son mari qui, deux heures plus tôt, avait pris des tablettes orales de cet antibiotique. Cette allergie médicamenteuse fut ensuite confirmée par un test de provocation réaliste (4). On distingue le « lover’s kiss » et le « good night kiss »… En 2001, B. Wüthrich et coll. (5) ont rapporté le cas d’un jeune médecin atteint d’une allergie grave à la cacahuète, à seuil réactogène très faible, vis-à-vis de laquelle il observait de strictes mesures d’éviction. Il avait une compagne qui, quelques heures avant de le rejoindre à la fin de sa consultation, avait consommé des cacahuètes. Connaissant l’allergie de son ami, elle avait pris des bains de bouche après s’être vigoureusement brossé les dents et avoir mâché du chewinggum… Et pourtant, malgré toutes ces précautions, le médecin développa un oedème labial et un prurit péribuccal, quelques minutes après le « lover’s kiss » donné par sa compagne. La cause de ce syndrome d’allergie orale (SAO) par procuration était évidente : les quelques cacahuètes consommées deux heures plus tôt par son amie ! L’allergie alimentaire (AA) est véritablement une affection qui altère la qualité de vie(c)… La revue de la littérature permet de distinguer baisers d’affection (good night kiss) et baisers d’amour (lover’s kiss). Figure 1. Syndrome d’allergie orale par procuration après un baiser chez une jeune fille allergique à la pomme. • Au cours des baisers d’affection, en général donnés sur la joue par un parent à son enfant, les symptômes sont surtout locaux, légers à modérés, mais ce n’est pas toujours le cas. En effet, D.P. Steensma (6) a décrit un cas d’anaphylaxie sévère chez une jeune femme à qui son ami venait de donner un baiser sur la joue pour lui souhaiter une bonne nuit. Il venait tout juste de consommer quelques crevettes auxquelles la jeune femme était fortement allergique. Les allergies induites par les baisers affectueux sont surtout pédiatriques (7-11). Le SAIB peut s’observer après le baiser de personnes ayant consommé d’autres allergènes alimentaires : lait de vache (9-11), oeuf (11), arachide (11), pistache (7), poisson (8), etc. (figure 1). La liste des allergènes est certainement plus longue car beaucoup d’observations ne sont pas publiées. • Au cours des baisers d’amour que G. Mancuso et R.M. Berdondini (12) appellent aussi « passionate kissing », les symptômes sont souvent beaucoup plus importants comme un oedème labial(1) ou un oedème pharyngé et facial (5), mais le tableau peut aussi se résumer à un syndrome d’allergie orale (12). Les aliments en cause sont surtout végétaux dans les cas connus : pomme (1), arachide (3), kiwi (12). Comme indiqué plus haut, l’allergène peut être un désinfectant ou un antibiotique (2-4). La nature du baiser influence la sévérité du SAIB. Le diagnostic est évident mais… En règle générale, le diagnostic du SAIB est fourni par l’interrogatoire. Il faut y penser chez les patients souffrant d’allergie pollinique, en particulier lorsqu’ils présentent un syndrome d’allergie orale (1,12-14). Le SAO est caractérisé par une irritation orale, une striction laryngée, parfois un gonflement labial, une hypersalivation survenant moins de 15 minutes après l’ingestion de l’aliment. Des symptômes systémiques peuvent survenir en 30- 60 minutes dans moins de 20 % des cas (12-14). Ces patients sont exposés à des réactions d’allergie croisée comme, par exemple, la pomme chez l’allergique au pollen de bouleau, le céleri chez l’allergique aux pollens de composées, etc. Il est logique de penser que les plus exposés aux SAIB sont ceux qui, atteints d’une forte allergie alimentaire, sont sensibles à de très faibles quantités d’allergènes, c’est-à-dire porteurs d’un seuil réactogène bas. Dans cet ordre d’idées, on a décrit des cas où les allergènes étaient véhiculés sur des cartes à jouer (15) ou sur une console de jeux (16) par des personnes qui consommaient des cacahuètes. La contamination se fait par les doigts et les ongles des joueurs et les patients allergiques développent des symptômes au bout de quelques minutes : oedème de Quincke (15) ; oedème des lèvres, oedème laryngé, puis urticaire (16). Les sujets les plus exposés au SAIB sont les allergiques alimentaires à seuil réactogène bas. Devant un SAIB, faut-il pousser l’exploration allergologique ? La réponse est évidemment « oui » si le SAIB constitue la première manifestation de l’allergie alimentaire. Il faut alors s’attendre à une AA sévère. En revanche, si l’AA est déjà connue, il n’y a pas lieu d’effectuer d’autres examens, mais il faut renforcer les mesures de prévention et d’écucation du patient et de son entourage. Le diagnostic d’AA repose traditionnellement sur un « étalonor », le test de provocation par voie orale (TPO) dont le « must » est représenté par le test de provocation orale en double aveugle (TPODA). Partant de ce constat, B. Wüthrich et coll. (5) se sont posé la question (très humoristique) de l’intérêt du « SBPCKFC » (Single-Blind, Placebo-Controlled Kiss Food Challenge), un test facile à réaliser, avec un aliment frais, par simple voie buccale. Toutefois, contrairement au TPODA, qui est requis pour les publications sérieuses, ce test ne se prête pas (facilement) au doubleaveugle… C’est pourquoi, comme critère diagnostique, les auteurs ont proposé trois SBPCKFC positifs avec l’aliment et trois tests SBPCKFC négatifs avec le seul baiser faisant fonction de placebo( 5)… Plus sérieusement (si l’on peut dire), chez leur patiente atteinte de pollinose au bouleau et aux graminées et d’allergie à la pomme et au kiwi, G. Mancuso et R.M. Berdondini (12) ont effectué des prick-tests avec la salive de l’ami qui avait consommé le kiwi. Le prick fut positif 5 minutes après que ce dernier a consommé le kiwi, mais négatif pour un délai de 10 minutes (ou davantage). En fait, le « comportement » allergénique est différent pour chaque aliment, et la quantité d’allergène consommée intervient évidemment. Le cas de l’allergie aux médicaments est particulier. Dans l’observation d’allergie à l’ampicilline citée plus haut, les auteurs ont effectué des tests réalistes auprès du couple (4). Le mari devait consommer successivement 120, 360 ou 520 mg de bacampicilline, puis embrasser son épouse. Le test fut positif pour un baiser qui suivait la prise de 360 mg de l’antibiotique. Les symptômes furent des démangeaisons orales, un prurit, une urticaire du visage et des bras, apparus 20 minutes après le baiser et disparaissant une heure après la prise de 10 mg de cétirizine (4). Depuis l’étude systématique de R. Hallett et coll. (17), analysée cidessous, certains auteurs pensent qu’il est possible de méconnaître le SAIB. C’est pourquoi, devant une anaphylaxie idiopathique, R. Moehring (18) suggère de poser systématiquement la question du baiser. Pour A. Fisher et D.A. Groneberg (19), ce syndrome peut atteindre tous les âges, pas seulement les adolescents et les jeunes adultes, ce que notre revue montre clairement. L’épidémiologie du SAIB dans la littérature À notre connaissance, il n’existe que deux approches épidémiologiques dans la littérature. En 2003, des questionnaires ont été adressés à 1 139 patients (393 hommes et 746 femmes) âgés en moyenne de 29 ans (extrêmes : 1 à 84 ans) qui se considéraient atteints d’AA. Un individu sur 10 déclara qu’il présentait des symptômes d’allergie après un contact étroit (par exemple le baiser) avec une autre personne qui avait auparavant consommé l’aliment auquel il était allergique(20). Citant une communication produite par l’équipe de N.E. Eriksson (21), B. Wüthrich et coll. (5) précisent que sur ces 1 139 personnes, 11 cas de SAIB furent rapportés, ce qui donne une prévalence de 0,96 %. Dans cette étude, les aliments en cause étaient la pomme et la carotte (4 cas), les poissons (3 cas), des noix d’arbres (2 cas), les cacahuètes (2 cas) (5,21). En fait, l’étude la plus précise est celle de R. Hallett et coll. (17), qui ont analysé les caractéristiques du SAIB à propos de 379 patients ayant des symptômes très caractéristiques d’AA aux fruits secs et aux graines. Dix-sept d’entre eux (soit 4,48 %) ont rapporté des symptômes allergiques à l’endroit d’un baiser : prurit, gonflement, urticaire. Ces signes étaient de survenue rapide, en moins d’une minute, suggérant une médiation IgE-dépendante. Ses résultats sont détaillés dans l’encadré ci-dessous. Pourquoi est-ce si rapide ? Dans une « Lettre à l’éditeur » parue en 2005 dans le JACI (Journal of Allergy and Clinical Immunology), C.G. Dirks et coll. (22) s’interrogent sur les raisons pour lesquelles les symptômes d’AA IgE-dépendante sont souvent si rapides, apparaissant en quelques minutes, alors qu’après leur ingestion, les protéines alimentaires prennent plusieurs heures pour passer dans la circulation sanguine via le tube digestif et la barrière intestinale. En dehors de l’inhalation de protéines allergisantes bien connue pour le poisson (cru ou cuit), les légumes crus (pendant leur épluchage), les vapeurs de cuisson (arachide, lentilles), l’absorption par voie buccale pourrait expliquer la survenue rapide des symptômes allergiques, ce qui nous ramène au SAIB. L’absorption des allergènes alimentaires par la muqueuse buccale joue un rôle majeur dans la survenue de SAIB. • C.G. Dirks et coll. (22) ont effectué une première étude au cours de laquelle 10 personnes (5 femmes et 5 hommes) âgées en moyenne de 25 ans, non allergiques à l’arachide, ingéraient 100 grammes d’arachide, tandis que des prélèvements sanguins étaient effectués aux temps 0, 1/2, 1, 2, 4, 5 et 24 heures. Les allergènes de l’arachide furent détectés chez 8 individus sur 10 dès la 30e minute. L’un des sujets accepta, durant plusieurs semaines consécutives, d’ingérer des quantités croissantes d’arachide : 1-3,5- 10-35-100 g. L’arachide fut détectée dans la circulation sanguine dès la 10e minute pour toutes les doses ingérées de 3,5 à 100 g. • Dans une seconde expérience, encore plus intéressante, qui se rapporte directement au SAIB, 6 individus ont mastiqué 10 g d’arachide pendant 2 minutes, puis ils ont craché l’arachide et se sont ensuite rincé la bouche. Dès la 10e minute, l’arachide était présente dans la circulation sanguine (22). Ces résultats montrent l’importance de l’absorption des allergènes alimentaires par la muqueuse buccale(d), probablement sousestimée jusqu’ici. Le contact des allergènes alimentaires ne se limite pas au SAO qui, d’ailleurs, est souvent le premier symptôme de manifestations plus générales, mais il explique le SAIB (dont la fréquence est sous-estimée) et la rapidité des symptômes des allergies et des anaphylaxies alimentaires, alors que le passage des allergènes alimentaires à travers la barrière intestinale demande plusieurs heures. Une prévention indispensable Le SAIB est à rechercher systématiquement chez les patients atteints de SAO et d’allergie alimentaire modérée à sévère à seuil réactogène bas, quel que soit l’aliment. Les patients atteints d’AA sévères et leurs familles seront instruits des risques liés à l’ingestion masquée d’allergènes alimentaires, à la possibilité d’AA par procuration, par inhalation, contact cutané ou muqueux, comme le baiser. a. Mélange de basilic frais, de pignons, de parmesan, d’ail et d’huile d’olive, la sauce pesto (Italie) correspond au pistou provençal. En fait, il existe d’autres recettes, mais la pigne de pin est indispensable. b. Le mercurochrome n’est plus commercialisé depuis 2006, ni en France, ni aux États-Unis. c. La qualité de vie des patients atteints d’AA est plus altérée que celle des diabétiques insulinodépendants, des asthmatiques ou des patients atteints de polyarthrite chronique rhumatoïde (voir en particulier King RM et al. Impact of peanut allergy on quality of life, stress and anxiety in the family. Allergy 2009 ; 64 : 461-8). d. La richesse du tissu lymphoïde buccal et lingual (anneau de Waldeyer) est actuellement mise à profit par l’immunothérapie par voie sublinguale, pratiquement aussi efficace que l’immunothérapie par voie sous-cutanée, et dépourvue d’effets indésirables sévères.
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