Publié le 18 fév 2009Lecture 7 min
Les émollients sont-ils dangereux ?
F. AUBIN, M. VIGAN, P. HUMBERT, Service de dermatologie, CHU de Besançon
Telle est la question soulevée par les récents travaux publiés par Y.P. Lu et coll. dans le Journal of Investigative Dermatology (1). Les mêmes auteurs s’étaient déjà fait remarquer par de précédents travaux (2) démontrant l’effet protecteur de la caféine topique ou par voie orale sur le développement de cancers cutanés induits par les radiations ultraviolettes B (UVB). Utilisant le même modèle murin pré-irradié par des UVB et des UVA pendant 20 semaines, les auteurs ont observé un effet promoteur sur la carcinogenèse cutanée de l’application de 4 émollients commercialisés appliqués 5 jours par semaine pendant 17 semaines ! Ces résultats surprenants, voire inquiétants, méritent les remarques suivantes.
Regards critiques sur l’étude Le modèle animal utilisé (souris SKH1) est bien connu et validé pour les études de photocarcinogenèse(3). Les souris SKH1 sont porteuses d’une mutation du gène Hr. Le gène Hr code la protéine nucléaire Hr qui se lie à un récepteur nucléaire de la famille des récepteurs hormonaux (récepteurs de la vitamine D et des hormones thyroïdiennes) vitamine D et des hormones thyroïdiennes) pour former un complexe exerçant un effet co-répresseur transcriptionnel. En effet, ce complexe interagit avec des histone déacétylases pour réprimer la transcription de gènes cibles. Hr est exprimé dans de nombreux épithéliums dont l’épiderme, et en particulier, dans le follicule pileux. Le mode d’action de Hr au niveau du poil est mal connu, mais l’expression de Hr dans les kératinocytes est nécessaire et suffisant pour une croissance pilaire normale. En réprimant la différenciation kératinocytaire, Hr stimulerait le développement des follicules pileux. La mutation de Hr des souris SKH1 entraîne un épissage aberrant des transcripts Hr à l’origine du phénotype hairless sans poils des souris. Des mutations de gènes humains équivalents ont été identifiées et associées à la pelade universelle congénitale. L’absence de poils et de pigmentation chez ces souris les rend particulièrement intéressantes pour les techniques d’imagerie in vivo, pour les mesures d’absorption et de pénétration cutanées de topiques et de médicaments, pour les travaux d’immunisation et de thérapie génique, pour l’étude de la cicatrisation et des effets des UV. Le protocole d’irradiation. Les auteurs ont utilisé de faibles doses sub-érythémales d’UV 2 fois par semaine pendant 20 semaines chez des animaux adultes. Ce protocole d’irradiation entraîne une augmentation de la carcinogenèse cutanée dans les semaines suivantes en l’absence d’irradiation complémentaire(4). Les souris sont ainsi rendues à haut risque de cancers cutanés. Le modèle animal utilisé était à haut risque de cancer cutané, rendant les résultats prévisibles. Ce modèle murin est-il pertinent pour la photocarcinogenèse humaine ? Oui, d’après la majorité des auteurs (3). Ce modèle expérimental mime la photocarcinogenèse humaine puisque de façon similaire, les cancers vont se développer à distance de la période d’irradiation. Sur le plan histologique, on observe successivement des lésions épithéliales dysplasiques (papillomes), puis des carcinomes spinocellulaires in situ puis invasifs. Cependant, pour l’homme, la période de latence est en général de plusieurs dizaines d’années, et les irradiations ne sont pas brutalement interrompues au cours de l’existence. Sur le plan moléculaire, de façon similaire à la photocarcinogenèse humaine, les UV entraînent la formation de dimères de pyrimidine à l’origine de mutations caractéristiques (signature mutation) sur des zones spécifiques (hot spots) du gène codant la protéine p53. L’utilisation d’un tel modèle de souris à haut risque de développement de cancers cutanés rend d’une certaine manière prévisibles les résultats observés. Il serait judicieux et probablement plus pertinent de répéter les expériences avec un modèle animal moins susceptible. Il serait judicieux de répéter les expériences avec un modèle animal moins susceptible. Les doses utilisées. Les auteurs ont utilisé 100 mg d’émollient par application (environ 5 mg/cm2), ce qui correspond à plus du double de la quantité préconisée pour les études sur les cosmétiques (2 mg/cm2). Rapportée à une surface corporelle humaine moyenne d’environ 1,7 m2, la quantité appliquée atteint 85 g soit environ 3 tubes de 30 g de crème émolliente, ce qui n’est plus du tout pertinent et réaliste ! La durée de l’étude. La période d’étude est limitée à 17 semaines correspondant à la période d’application des émollients. Une observation à plus long terme permettrait d’évaluer le devenir de ces tumeurs (régression spontanée, évolution métastatique ?). Effet promoteur annexe ? De plus, on ne peut exclure un effet promoteur (sur des souris génétiquement très susceptibles) induit uniquement par le stress mécanique des applications et massages répétés créant une inflammation chronique et de façon indépendante au produit appliqué. Les auteurs ont cependant vérifié cette hypothèse par l’application contrôle d’eau dans les mêmes conditions. Effets de la composition des émollients. Les auteurs ne discutent pas la composition parfois complexe mais décrite des émollients testés et évoquent uniquement la responsabilité des huiles minérales et du sodium lauryl sulfate. De même, ils ne suggèrent aucun mécanisme d’action. Ils rappellent seulement des résultats similaires obtenus sur le même modèle murin avec l’application avant chaque irradiation UVB respectivement des huiles minérales et des formulations émollientes (5,6). Cependant, d’après les compositions des 4 émollients testés, on peut remarquer qu’ils contiennent soit des dérivés pétrochimiques (vaseline, huiles minérales), soit des parabènes, soit des glycols, soit des polyéthylènes glycols. Il n’a apparemment pas été tenu compte de la composition des émollients testés. Conflit d’intérêt ? Il existe un très probable conflit d’intérêt des auteurs concernant un des émollients testés, lequel s’est révélé non promoteur dans le modèle expérimental ! Et ce malgré la présence de glycols, qui semblent donc être la substance la moins suspecte dans ce modèle. Notre avis Cette étude souligne l’intérêt de connaître précisément la composition des produits cosmétiques, ce qui est obligatoire en France. Par contre, on peut regretter que les produits déclarés « biologiques » ne respectent pas toujours une telle obligation. Enfin, on peut aussi s’interroger sur la pertinence clinique de tels résultats si l’on considère le risque de cancers dans la population des patients souffrant de dermatite atopique. En effet, ces patients utilisent de façon pluri-quotidienne et chronique de grandes quantités d’émollients. Peu de travaux (7,8) ont étudié ce risque, et bien que leurs résultats ne permettent pas de conclure de façon définitive, aucun sur-risque majeur indépendant de la sévérité de l’inflammation chronique ou des traitements immunosuppresseurs n’a pu être mis en évidence. Conclusion Cette étude soulève de nombreuses questions et devrait rapidement déclencher une réaction des industriels et de nos institutions de contrôles afin d’éclaircir nos prescriptions et le consommateur. Il est même étonnant que ce type d’étude n’ait pas été réalisé auparavant, tellement les résultats en étaient prévisibles : vous prenez un modèle animal de carcinogenèse cutanée très sensible (les souris SKH1) que vous traitez avec des substances chimiques potentiellement carcinogènes, et vous devez obtenir de façon quasi obligatoire un effet promoteur ! Récemment, l’Académie de Médecine s’est voulue, à juste titre, rassurante sur le début d’une polémique lancée par des professionnels de santé regroupés au sein du Comité pour le développement durable en santé (CDDS). Au nom du principe de précaution et sans aucune preuve scientifique, ce comité réclamait l’arrêt de la distribution gratuite de produits cosmétiques dans les maternités. Face à la question générale des risques des cosmétiques, qui reste toujours d’actualité, l’Europe s’est dotée d’une législation fixant des listes actualisées d’ingrédients interdits, autorisés sous condition ou non. En France, la cosmétovigilance est assurée par l’Afssaps (9). À noter cependant que la biocosmétique, marché en pleine expansion, possède ses propres labels « bio » spécifiques à chaque pays. L’étude de Y.P. Lu et coll. (1) confirme cependant la nécessité de développer des recherches pertinentes sur la toxicité des cosmétiques et de connaître la liste précise de tous les ingrédients entrant dans leur composition.
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