Publié le 06 juil 2011Lecture 10 min
Petite leçon de cuisine pour créer un acronyme en médecine
C. MOUSSARD, CHU de Besançon
La médecine est une grande créatrice et productrice d’acronymes. Un acronyme est un signe linguistique qui désigne des signes cliniques : un signe qui désigne des signes. Cet article pourrait être sous-titré « Sémiologie de la sémiologie », en jouant des deux sens du mot sémiologie, étude des signes cliniques et paracliniques et étude des signes linguistiques.
Ils sont partout ! Les acronymes abondent en dermatologie, médecine, sciences et techniques… et dans l’administration (s’en convaincre en lisant une circulaire ministérielle quelconque !). Tout groupe spécialisé jargonne à l’envi, crée des signes nouveaux pour exprimer sans ambiguïté des réalités nouvelles isolées de champs de connaissances toujours plus complexes. L’acronymisation, soit la formation d’acronymes, est l’un des procédés de création de signes nouveaux. Classés par ordre de mérite alphabétique : Afssaps, INRI, Inserm, laser, ribose, samu, sida, syndrome léopard… Si les mots de cette liste sont à l’évidence des acronymes, INRI (sur la croix chrétienne) et ribose (le sucre des acides nucléiques) semblent des intrus. Et pourtant, INRI est sans doute le plus vieil acronyme : Iesu Nazarenus Rex Iudæorum, Jésus de Nazareth, Roi des Juifs (en latin, le J s’écrit et se prononce comme un I). Quant à ribose, il est la conjonction de la désinence « ose » des sucres et de l’acronyme RIB, Rockfeller Institute of Biochemistry, institut de recherche à New York, où ce pentose fut découvert en 1909. Acro- : le bout du début L’étymologie d’acronyme nous éclaire sur le procédé de l’acronymisation. Des mots commençant par acro-, nous en connaissons : acropole, acromion, acrobate, acrobranche… et autres acrocéphale ou acrophobe. Acro- signifie « à l’extrémité de » : un acronyme est un mot composé à partir de lettres qui sont « à l’extrémité » d’autres mots. Il est aussi facile de donner la recette, toute théorique, d’un acronyme idéal, d’un gold standard de l’acronyme. Mais, dans la pratique, elle ne marche pas à tous les coups. Pourquoi ? Les ingrédients de l’acronymisation, ici en médecine, en dermatologie, ce sont les mots d’une liste de signes cliniques et paracliniques décrivant une entité nosologique. Et cette liste, nous la voulons remplacer par un seul mot, un acronyme. Convenons qu’il faut beaucoup de chance pour que, de cette liste de mots tirés du chapeau de la nosologie, nous puissions créer un mot intéressant par sa forme et par son sens, et qui ait un rapport avec l’entité nosologique décrite et désignée, c’està- dire l’acronyme idéal. Énonçons le problème, et l’intérêt, de l’acronyme. Créer un acronyme, c’est abréger un groupe de mots en un seul mot, c’est-à-dire en une suite de sons à l’oral et une suite de lettres à l’écrit, et ce, dans un souci d’économie de temps (quand on parle), de temps et d’espace (quand on écrit) et de mémoire (apprendre et retenir facilement le groupe de mots). L’économie est donc triple : articulatoire, graphique et mnésique. La technique consiste à prendre les premières lettres de chaque mot pour former le nouveau mot (p. ex. : sida pour syndrome d’immuno- déficience acquise). Mais les puristes distinguent les sigles qui sont des abréviations ainsi créés dont on épelle chaque lettre (ex. J.O., T.V.A, O.N.U.) et les acronymes qui sont des sigles dont l’enchaînement des lettres se lit ou se prononce comme un mot (ex. sida, Inserm, ONU). On voit que le sigle O.N.U. peut aussi se prononcer ONU et donc qu’il existe des formes intermédiaires entre sigle et acronyme. Bref, si certains puristes s’échinent à faire des distinctions savantes entre sigles et acronymes, on retiendra que tous sont des sigles, et que les acronymes ne sont que des sigles particuliers qui se prononcent. À ce point de notre analyse sémantique, il nous revient à la mémoire cette observation de Georg Christoph Lichtenberg, philosophe allemand du XVIIIe siècle : « Cet homme travaillait à un système d’histoire naturelle, dans lequel il classait les animaux d’après la forme de leurs excréments. Il distinguait trois classes : les cylindriques, les sphériques et ceux en forme de tourte ». Force est de constater que les formes intermédiaires, de quelque matière qu’il s’agisse, sont les plus nombreuses. Les Anglais, eux, n’ont pas à se casser la tête : en anglais, seul le mot acronyme existe. Nous pouvons à présent appeler acronyme un mot formé de la ou des premières lettres des mots d’un groupe de mots, que ce mot soit épelé ou prononcé. Une histoire jouissive Comment faire un acronyme ? Prenons par exemple la liste des signes composant un syndrome et cherchons à former l’acronyme qui désignera cette nouvelle entité nosologique. Au long de ma brillante carrière hospitalo-universitaire, j’ai plusieurs fois observé l’association de plusieurs signes qui me semblent constituer une seule et même entité nosologique. Par exemple, des patients présentent 1) une érythrodermie, 2) une jéjunite ulcéreuse non granulomateuse, 3) des nodules, 4) une orbitopathie non basdowienne, 5) le tout survenant après une visite du château de Versailles. Comment désigner ce syndrome dans le triple souci de l’économie articulatoire, graphique et mnésique, mais aussi de l’affirmation de ma découverte (si le mot existe, c’est que la chose existe, n’est-ce pas ?) et de la reconnaissance de ma paternité (en la portant moi-même sur les fonts baptismaux du néologisme, cet enfant sera reconnu mien) ? Je m’appelle Christian Moussard, je pourrais l’appeler le syndrome Moussard. Mais si je me suis trompé et que cette entité nosologique n’existe pas, j’aurai définitivement attaché mon nom à une sottise, écueil que tout hospitalo- universitaire soucieux d’une carrière digne de lui tente d’éviter. D’autre part, si je m’appelais Philippe Ader, je donnerais naissance au syndrome Ader, cela porterait à rire, d’autant plus que je suis déjà un tantinet jaloux de ma découverte et de ma renommée naissante. Alors j’abandonne l’éponyme (éponymie : fait de donner son nom à quelque chose) et j’opte pour l’acronyme. Comme je joue au scrabble et au jeu des chiffres et des lettres, j’ai l’anagramme facile (anagramme : mot obtenu par permutation des lettres d’un autre mot). Il me faut donc composer un mot en prenant la première ou les premières lettres des mots de cette liste. Érythrodermie, je peux prendre E, ER ou mieux ED (une 2e lettre qui soit une lettre clé du mot sera la bienvenue). Jéjunite ulcéreuse non granulomateuse : le choix des lettres est plus grand ; J d’accord, mais que faire de « ulcéreuse non granulomateuse » ? Nodules : le N s’impose. Orbitopathie non basdowienne : O, bien sûr ; mais quid du « non basdowienne » ? Et château de Versailles : C ou V ? Le V de Versailles serait préférable, il y a tant de châteaux à visiter ! EJNOV ? Je tente toutes les combinaisons possibles de ces lettres et groupes de lettres. Rien. Je suis bredouille. J’ai pourtant des consonnes et des voyelles. Donc des syllabes. J’obtiens quelques mots prononçables. Mais je n’obtiens pas de mot connu. Ni un non-mot qui serait facile à mémoriser. Il y a bien NOJEV. Cela me rappelle les voitures miniatures Norev® de mon enfance. Mais mes jeunes internes qui n’ont connu que des GI Joe® ne partageront pas cette nostalgie (les souvenirs, pour vous dater, c’est mieux que le carbone 14 !). J’essaie en anglais, on ne sait jamais. Mais en anglais, c’est presque les mêmes mots. Encore et toujours bredouille. Une idée me vient : tenter une rétro-acronymisation partielle. Qu’est-ce ? Une manoeuvre d’accoucheur ? Non ! Tandis que l’acronymisation procède du groupe de mots vers l’acronyme, la rétro-acronymisation procède en sens inverse : on part d’un mot que l’on fait acronyme d’un groupe de mots décrivant la réalité que l’on veut nommer. La technique est courante en médecine pour nommer des projets européens : p. ex. l’étude CONSENSUS est le rétro-acronymisation de COoperative North Scandinavian ENalapril SUrvival Study. Je forme donc un mot qui sonne bien, avec le plus grand nombre possible des lettres dont je dispose et d’autres lettres dont je ne dispose pas. Il me faudra bien sûr ensuite associer à ces nouvelles lettres de nouveaux mots dans ma liste, c’est-à-dire adapter un peu ma liste de mots. Par exemple, si j’avais un Y à la place du V de Versailles, je pourrais écrire ENJOY. Le syndrome ENJOY, ça aurait de la gueule. Mais je n’ai pas de Y. Et là, l’éclair, l’illumination, comme cette grâce qui touche avec prédilection certains hospitalo-universitaires… Versailles, chef-lieu du département des Yvelines ! Voilà, je le tiens l’Y, je tiens mon syndrome. ENJOY, facile à apprendre, facile à retenir. ENJOY, ça claque comme la bannière derrière laquelle toute la communauté médicale internationale va définitivement se ranger, et moi devant ! Ce qui m’embête un peu, c’est que ce syndrome est létal… Je ne me vois pas dire à la maman de l’un de mes petits patients (la maman est prof d’anglais) : Madame, c’est le syndrome ENJOY… mais ne vous réjouissez pas, il ne vivra pas ! De cette belle et tragique histoire, il ressort que l’acronymisation fait appel à toutes les ressources de l’anagrammation. Mais faut-il que le mot formé, s’il a un sens, ait un sens neutre, qu’il n’ait pas de connotations entrant en conflit avec la réalité ? Faut-il aussi et surtout que ce sens se rapporte à l’entité, à l’objet décrit ? Médecine et « science peau » Voici quelques exemples d’acronymes réussis ou presque. Le syndrome HELLP : Hæmolysis, Elevated Liver enzymes, Low Pletelet count. HELLP, comme « au secours » en redoublant le « L », HELLP, comme le tube des Beatles. Observons qu’aucun sigle français n’aurait donné l’idée de l’urgence de la prise en charge de cette prééclampsie. Et soulignons la caractéristique princeps du gold standard de l’acronyme : l’autoréférence. L’acronyme doit parler de l’entité nosologique désignée. La relation de l’acronyme à l’entité qu’elle désigne ne doit pas être arbitraire ; elle doit être signifiante, elle doit être « motivée », comme disent les linguistes. Autre exemple. Ici, il ne s’agit pas d’un syndrome, mais d’un score : le score STOP-BANG qui évalue le risque d’apnée obstructive du sommeil. STOP-BANG : Snoring, T red, Observed (arrêts respiratoires durant le sommeil), blood Pressure (hypertension), BMI > 25 kg/m2, âge > 50 ans, circoNférence du cou > 40 cm, Gender (sexe masculin). Stop, bang, comme danger, violence… N pour circonférence, c’est un peu tiré par les cheveux, ça manque de pertinence informative… mais qu’importe ! Et le syndrome LEOPARD ? LEOPARD : multiple Lentigines, Electrocardiographic conduction abnormalities, Ocular hypertelorism, Pulmonary stenosis, Abnormalities of genitalia, Retardation of growth, sensorineural Deafness. Cet acronyme évoque ce qu’il désigne : les multiples lentigines font un peu penser aux taches de la fourrure du léopard. Bien sûr, on peut déplorer le choix de la lettre A moins pertinente que la lettre G (tout peut être anormal, même les genitalia), ou R au lieu de G. Mais rien n’est parfait, pas même les meilleurs acronymes ! Et le syndrome PELVIS ? PELVIS : Perineal hemangioma, Eternal genitalia malformations, Lipomyelomeningocele, Vesicorenal abnormalities, Imperforate anus, Skin tag. Cet acronyme évoque aussi ce qu’il désigne : la localisation anatomique des malformations. Le bout de la fin… Que retenir de cette histoire naturelle de l’acronyme ? D’abord les « une plus trois » conditions d’un acronyme réussi. La première est du ressort médical : l’entité nosologique doit être réelle, les signes retenus pertinents. Les trois autres sont du ressort linguistique : l’acronyme doit bien « sonner », il doit être « motivé » par une relation de sens avec l’entité décrite, et tout cela au prix d’une prouesse « anagrammatoire ». Ensuite, un acronyme étant un néologisme, il devra être validé par la communauté médicale, en premier lieu les reviewers, les éditeurs, les sociétés savantes, qui sauront l’apprécier selon deux critères : médical (intérêt de l’entité nosologique décrite et désignée, pertinence des signes cliniques et paracliniques groupés en syndrome) et linguistique (pertinence de la création acronymique). Enfin, toujours président à la démarche acronymatoire la rigueur, la beauté et… l’enjoy !
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