Maladie de système, Médecine interne
Publié le 31 mar 2015Lecture 11 min
Ulcères digitaux de la sclérodermie systémique : conduite à tenir
P. THELLIEZ, Paris
Les ulcères digitaux de la sclérodermie systémique reflètent le plus souvent l’atteinte vasculaire prépondérante dans cette maladie. Ils peuvent aussi être la conséquence d’une calcinose, événement assez fréquent dans cette connectivite, ou être d’origine cutanée et/ou ostéo-articulaire. Leur caractère très douloureux et volontiers multiple, la possibilité de complications et de récidives, la lenteur de leur cicatrisation nécessitent une prise en charge rapide et adaptée.
La sclérodermie systémique est une connectivite rare dont la physiopathologie fait toujours l’objet de nombreux travaux. Quoi qu’il en soit, les mécanismes à l’œuvre associent des phénomènes de fibrose, dysimmunitaires et vasculaires. Ces derniers occupent d’ailleurs une place prépondérante dans la mesure où ils interviennent précocement dans l’histoire naturelle de la maladie – le phénomène de Raynaud est souvent le premier symptôme – à même de permettre le diagnostic, et également où ils conditionnent en grande partie le pronostic (atteinte cardio-pulmonaire). De fait, l’atteinte des organes internes due à la fibrose et aux altérations vasculaires demeure une préoccupation majeure dans la prise en charge de la sclérodermie systémique, qui a pu bénéficier, ces dernières années, d’avancées thérapeutiques majeures justifiant un dépistage précoce, même si aujourd’hui il n’existe encore aucun traitement spécifique de cette connectivite. Il faut cependant souligner que nombre d’atteintes et de lésions, même si elles ne mettent pas en jeu directement le pronostic vital, ont des répercussions majeures en termes de handicap et de qualité de vie et peuvent constituer un marqueur de sévérité de la maladie. Ainsi en est-il des ulcères digitaux(1,2), qui sont particulièrement fréquents au cours de la sclérodermie systémique puisqu’ils concernent plus de la moitié des patients, atteints de forme limitée ou diffuse. Outre le fait qu’ils signent habituellement une maladie plus grave(3), ces ulcérations provoquent des douleurs exquises et lancinantes, responsables d’un handicap fonctionnel parfois très important à l’origine de répercussions physiques, psychiques, voire financières, qui peuvent être considérables(4). La prise en charge rapide et adaptée de ces manifestations, leur prévention, sont donc des enjeux thérapeutiques importants, ce d’autant que ces ulcères peuvent être source (fréquente) d’infection, et aussi de gangrène et d’ostéomyélite. À cet égard, il a été suggéré que la capillaroscopie(5) et certains marqueurs endothéliaux(6) pourraient permettre d’identifier les patients à risque de développer des ulcérations. Des mécanismes multiples L’étiologie de ces ulcères, notamment lorsqu’ils sont situés sur l’extrémité et les plis de la face palmaire des doigts et des orteils, est classiquement rapportée à un mécanisme vasculaire, l’ulcération étant alors la conséquence d’une ischémie tissulaire. Une lésion qui s’explique par l’existence d’anomalies structurales de la paroi vasculaire, avec prolifération de l’intima, et d’anomalies fonctionnelles liées à une surproduction de substances vasoconstrictrices, plus ou moins associées à des phénomènes de thrombose de la lumière intravasculaire. Il faut, en outre, noter le caractère volontiers saisonnier de ces ulcères, les phénomènes de vasoconstriction étant renforcés par l’exposition au froid. De nombreuses recherches ont porté sur le mécanisme déclenchant potentiel et plusieurs hypothèses physiopathologiques ont été émises. Selon l’une d’entre elles(7), il y aurait une migration de cellules musculaires dans l’intima des microvaisseaux, suivie d’une différenciation en myofibroblastes sécrétant du collagène et d’autres composants de la matrice extracellulaire, provoquant une obturation de la lumière vasculaire et in fine une ischémie. Par ailleurs, il a été rapporté que la lésion endothéliale s’accompagne d’une élévation des taux d’un puissant vasoconstricteur, l’endothéline 1, dont l’action est médiée par sa fixation à certains récepteurs de la cellulaire musculaire lisse. D’autres auteurs ont fait état de la présence d’anticorps dirigés contre les cellules endothéliales et d’une activation plaquettaire entraînant un relargage de thromboxane et l’apparition d’une thrombose intraluminale. Mais en dehors de ces mécanismes vasculaires, les ulcères digitaux de la sclérodermie systémique peuvent aussi se développer sur les proéminences osseuses, à la suite de microtraumatismes, de rétractions articulaires en flessum dues à l’excès de tension cutanée. Une autre cause est représentée par la calcinose, dépôt anormal de calcium dans les tissus mous, concernant environ un quart des patients, qui se situe volontiers aux doigts et peut s’ulcérer. Un bilan nécessaire Devant un ou plusieurs ulcères digitaux, il est nécessaire d’effectuer un bilan. Suivant leur taille, les ulcérations ont un fond jaunâtre ou nécrotique ou bien peuvent être recouvertes de croûtes hyperkératosiques, notamment lorsqu’elles sont sous ou péri-unguéales. Il s’y associe fréquemment des modifications des ongles. Les croûtes peuvent être ramollies au besoin par trempage préalable dans un bain de Dakin avant d’être ôtées doucement, de façon à rechercher une infection sous-jacente et de faciliter le bourgeonnement. La prise de photos aide à suivre l’évolution. L’enquête vasculaire repose sur l’examen clinique ; la capillaroscopie et l’écho Doppler des membres supérieurs (qui permet de rechercher une atteinte macrovasculaire surajoutée pouvant augmenter le risque de troubles trophiques) sont aussi préconisés. Une imagerie plus précise est, de plus, souvent utile en cas de gangrène ou en vue d’une intervention chirurgicale. L’examen ostéo-articulaire clinique, échographique et radiographique permet, quant à lui, de mettre en évidence divers types de lésions (synovite, ténosynovite, rétraction, érosion osseuse, calcinose, etc.). Des mesures de prévention capitales Du fait de leur mécanisme, les ulcères digitaux de la sclérodermie systémique sont volontiers multiples et récidivants, leur cicatrisation est souvent longue, nécessitant parfois plusieurs mois. Ces ulcères chroniques sont également à risque de surinfection, d’ostéomyélite et de gangrène. D’où l’importance cruciale de mesures de prévention. Il s’agit alors de minimiser toute source de traumatisme, en portant une attention particulière au chaussage, en évitant les agressions cutanées (lavage excessif des mains, etc.), les vibrations. L’éviction des facteurs pouvant être à l’origine d’une vasoconstriction est capitale : le froid, la nicotine et certains médicaments. Concernant le froid, de multiples conseils et astuces font ainsi partie intégrante de la prise en charge comme, par exemple, l’utilisation de gants lors d’une baisse de la température extérieure même minime, mais aussi pour conduire une voiture ou sortir les aliments du réfrigérateur, le linge mouillé de la machine à laver... Quant aux médicaments vasoconstricteurs(8), il s’agit des décongestionnants nasaux par voie locale ou générale (pseudoéphédrine, phényléphrine, phénylpropanolamine), antimigraineux dérivés de l’ergot de seigle (dihydroergotamine [retirée du marché depuis peu], ergotamine), bêtabloquants (contre-indication relative), collyres bêtabloquants antiglaucomateux, traitements de l’hyperprolactinémie (bromocriptine, cibergolide, lisuride) et d’un antiparkinsonien (pergolide). Une prise en charge globale La prise en charge a pour objectif de soulager les douleurs, de prévenir ou de traiter l’infection, de favoriser la cicatrisation, d’améliorer la circulation et d’éviter la formation de nouvelles ulcérations. Les antalgiques doivent être rapidement prescrits, en sachant que les anti-inflammatoires non stéroïdiens sont en principe à éviter en raison de leur toxicité rénale et de la très grande fréquence d’une atteinte gastro-intestinale au cours de la sclérodermie systémique. Le contrôle local de l’ulcère passe, après le détachement des croûtes, par un nettoyage de la plaie au sérum physiologique ou bien à l’eau du robinet et au savon. Les antiseptiques ne semblent pas présenter d’intérêt, de même que les antibiotiques d’emblée. Ces soins, s’ils sont trop douloureux, doivent être précédés par la prise d’un antalgique ou d’une anesthésie locale, voire d’un MEOPA. L’emploi de pansements adaptés, choisis en fonction des caractéristiques de l’ulcère, est aussi impératif, afin d’éviter toute contamination et d’accélérer la cicatrisation. En cas de lésion suspecte d’infection (érythème, écoulement purulent, fièvre, complication infectieuse à distance,…), la mise en culture des prélèvements et les hémocultures doivent précéder l’antibiothérapie orale ou parfois parentérale, visant habituellement les germes cocci Gram+, qui est souvent prolongée. L’emploi d’un topique antibactérien est parfois envisagé. En cas d’ulcère situé sur la face d’extension des doigts, la recherche d’une ostéomyélite (qui apparaît particulièrement fréquente en cas d’infection(9)) doit aussi être effectuée par radiographie, sachant qu’il a été montré que l’IRM serait d’un apport diagnostique plus élevé. Médicaments à tropisme vasculaire Les inhibiteurs calciques de type dihydropyridine (nifédipine et équivalents) sont aujourd’hui considérés comme le traitement de première intention du phénomène de Raynaud, étant a priori à même de prévenir et/ou de traiter des ulcères cutanés. Il existe toutefois peu de données concernant leur efficacité dans cette indication. Les analogues de la prostacycline, vasodilatatrice et antiagrégante plaquettaire, sont, eux, employés comme traitement de première ligne des ulcères digitaux. Les produits actuellement disponibles, iloprost (en France) et époprosténol (outre-Atlantique), sont administrés en perfusion intraveineuse par cures de plusieurs heures et plusieurs jours consécutifs. Ils s’opposent à la formation de nouveaux ulcères et permettent la cicatrisation des ulcères existants. En revanche, les agonistes de la prostacycline utilisables per os n’ont pas montré d’effet sur les ulcères digitaux de la sclérodermie systémique. Les inhibiteurs du récepteur de l’endothéline (bosentan et ambrisentan) sont indiqués en cas d’ulcérations multiples et après échec des inhibiteurs calciques. Deux études menées avec le bosentan, RAPIDS-1 et 2(10), ont montré qu’il empêchait la formation d’autres lésions ulcérées, mais n’ont cependant pas permis de démontrer une action sur les ulcères déjà développés. Il est également à noter un éventuel risque d’hépatotoxicité de ces molécules, bien que des atteintes graves et mêmes létales n’aient été constatées qu’avec le sitaxentan, aujourd’hui retiré du marché. De nombreux autres produits ont également été proposés, mais sans confirmation de leurs effets sur les ulcères de la sclérodermie systémique : inhibiteurs de l’enzyme de conversion, alphabloquants, dérivés nitrés, statines, assauts liquidiens, etc. Si la place des anticoagulants et des antiagrégants plaquettaires reste mal précisée dans ce domaine, les antiagrégants sont, en pratique, souvent utilisés en dehors des situations digestives à risque. La vitamine E topique(11) et les inhibiteurs de la phosphodiestérase(12) semblent, de plus, bénéfiques dans la cicatrisation. La kinésithérapie est aussi utile en prodiguant manœuvres hyperémiantes, drainage lymphatique, lutte contre les rétractions, associée à la confection d’orthèses. En dernier recours, le traitement chirurgical peut permettre une cicatrisation par le biais d’une revascularisation microchirurgicale, d’une reconstruction artérielle ou d’une sympathectomie. Des blocs des nerfs cubital et médian peuvent aussi entraîner une amélioration et, en dernier lieu, l’amputation de l’extrémité digitale doit parfois être envisagée. La chirurgie est aussi une option à visée préventive pour augmenter la souplesse cutanée (arthrodèse raccourcissante de l’interphalangienne proximale). Enfin, la réduction chirurgicale du volume d’une calcification peut être effectuée en cas d’ulcérations persistantes et douloureuses en regard d’une grosse calcinose, ou d’infections récidivantes non jugulées par l’antibiothérapie. Pour en savoir plus •Vitiello M et al. J Clin Aesthet Dermatol 2012 ; 5 : 33-43. •Tiev KP, Cabanne J. Les ulcérations digitales de la sclérodermie systémique. In: Sclérodermies. Sous la direction de Yannick Allanore. Co-direction : Jean Cabane et Luc Mouthon. Med-Line Editions. 2e édition 2011.
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