Dermatologie pédiatrique
Publié le 15 juin 2021Lecture 7 min
Troubles du comportement alimentaire : regardez la peau !
L. MISERY, Service de Dermatologie du CHU de Brest
Les dermatologues peuvent rencontrer des patients atteints de troubles des conduites alimentaires. Ceux-ci se plaignent peu souvent des multiples signes cutanés et muqueux(1), qu’ils considèrent souvent comme normaux. Pourtant, les dermatologues peuvent être utiles, en proposant une correction au moins partielle de ces signes, mais aussi en étant ceux qui peuvent dépister de tels troubles grâce à leur expertise clinique. Pour permettre une prise en charge précoce, il ne faut pas banaliser les troubles et proposer très vite une double prise en charge, médicale et psychiatrique.
Les différents troubles des conduites alimentaires
Il s’agit de troubles du comportement conduisant à une consommation pathologique volontaire, qu’elle soit quantitative (anorexie ou boulimie) ou qualitative (orthorexie). Les conséquences sont multiples : somatiques, psychiques, relationnelles et sociales, pouvant aller jusqu’à la mort.
Anorexie
Classiquement le diagnostic d’anorexie mentale reposait sur la triade symptomatique des 3A, à savoir anorexie, amaigrissement et aménorrhée. La classification diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM 5) propose une autre triade : restriction des apports par rapport aux besoins et amenant à une perte de poids, peur intense de reprendre du poids ou de devenir gros et altération de la perception du poids ou de la forme corporelle(2). L’anorexie mentale se manifeste essentiellement à l’adolescence, mais on la trouve de plus en plus chez des patients prépubères. Elle touche 1 homme pour 9 femmes.
On distingue deux types d’anorexie mentale. Dans le type restrictif, l’amaigrissement est obtenu uniquement par jeûne et restriction alimentaire. Dans le type mixte, la restriction alimentaire est associée à des crises de boulimie/vomissements et parfois la prise de purgatifs (laxatifs, diurétiques, lavements).
Dans tous les cas on retrouve un déni, fondamental pour le diagnostic. Une hyperactivité physique, et parfois intellectuelle, ou l’exposition au froid ou la privation de sommeil sont souvent rencontrées. L’aménorrhée peut être primaire ou secondaire. Les troubles endocriniens sont multiples et la sexualité est souvent pauvre. D’autres signes physiques peuvent être présents : bradycardie, hypotension, frilosité, hypertrophie parotidienne, reflux gastro-œsophagien, constipation ou retard à la vidange gastrique. Des complications cardiaques (troubles du rythme, cardiomyopathie non obstructive), digestives (œsophagite, pancréatite, hépatite), neurologiques (convulsions, neuropathies) ou osseuses (ostéopénie) peuvent survenir. Les complications biologiques sont fréquentes : hypo/hypernatrémie, hypokaliémie, insuffisance rénale fonctionnelle, hypoglycémie, hypophosphorémie, hypomagnésémie, hypercholestérolémie, hyperamylasémie, anémie, leucopénie, thrombopénie.
Boulimie
La boulimie se définit par la survenue répétée et incontrôlable d’épisodes de consommation de nourriture en quantité importante dans un temps limité. Cette pathologie est 9 fois plus fréquente chez les femmes que chez les hommes. L’âge de début se situe souvent entre 15 et 20 ans. Les patientes présentent également une préoccupation obsédante concernant le poids et la forme corporelle (influençant de manière importante leur estime de soi) qui engendre des stratégies comportementales compensatoires visant à éviter la prise de poids : vomissements provoqués, prises de laxatifs ou de diurétiques, jeûnes, exercice excessif.
Les principales complications somatiques sont liées aux vomissements qui engendrent des troubles métaboliques (diminution du chlore et du potassium pouvant même aboutir à un arrêt cardiaque). La boulimie peut engendrer une obésité, ou être associée à un poids normal du fait d’une alimentation restrictive en dehors des crises et des vomissements provoqués.
Orthorexie
De description plus récente(3), l’orthorexie consiste en un ensemble de pratiques alimentaires caractérisé par la volonté obsessionnelle d’ingérer une nourriture supposée saine et le rejet systématique d’aliments vécus comme malsains. Sa prévalence est en croissance rapide. Ce qui en fait le caractère pathologique est ’envahissement de la vie courante, avec un temps excessif pour planifier des repas, des rituels de cuisson ou d’achat et une impossibilité de dialoguer avec une fixation excessive, un sentiment de culpabilité si on sort du régime et une indifférence aux plaisirs de l’alimentation. Il y a progressivement une tendance à l’isolement, avec des journées dédiées à l’alimentation puis installation d’un état de malnutrition et de carences multiples.
Symptômes liés à l'anorexie
Ils sont liés en majeure partie à la restriction alimentaire entraînant carences nutritionnelles et troubles hormonaux, et éventuellement au recours à des purges compensatoires (vomissements provoqués et/ou usage de drogues émétisantes, laxatives). Ces carences nutritionnelles touchent les micronutriments (vitamines en particulier du groupe B, mais aussi C, A et K ; et oligoéléments comme le fer et le zinc), et les macronutriments (lipides, glucides, protides). Ainsi peuvent se voir, une peau sèche, pâle (fer), un eczéma craquelé (zinc, vitamine PP), un érythème des zones photoexposées (vitamine PP), une kératose folliculaire et un purpura ecchymotique (vitamine C), et surtout une glossite (vitamine B12, vit PP, vit C). On peut donc retrouver à des degrés modérés des signes de type pellagre, acrodermatite entéropathique, scorbut(4,5). Les signes hormonaux sont liés à un dysfonctionnement hypo-thalamo-hypophysaire (TSH basse, augmentation modérée de l’ACTH, hypogonadisme, augmentation de la GH). L’hypothyroïdie adaptative ne doit pas être traitée, elle a pour but de diminuer la dépense énergétique de repos, et limiter la perte de poids. Elle se traduit par une peau fine, froide et sèche, une perte de cheveux diffuse et/ou à prédominance frontale (cheveux fins, secs, ternes et cassants), aggravée par les possibles carences en fer, cuivre, zinc et vitamine C. L’atteinte des phanères peut être révélatrice. L’hypothermie associée est responsable d’une cyanose périphérique. Cette acrocyanose est permanente, bilatérale, précoce et parallèle à la perte de poids(6). L’hypercor-icisme peut induire atrophie cutanée, fragilité capillaire et hirsutisme. Le lanugo acquis, diffus (poils fins sur la face externe des joues, les membres supérieurs et le dos), classiquement décrit est une hypertrichose et non un hirsu-tisme, possiblement lié à la diminution de la SHBG. Il existe essentiellement dans les formes chroniques. Les ongles sont également touchés : onychoschizie lamellaire et koïlonychie par carence martiale, onychorrhexie et trachyonychie par dénutrition ; plus anecdotiquement, bombement en verre de montre lors de la prise de laxatifs au séné.
La vitamine A représente un cas particulier. Sa carence d’apport entraîne une xérose cutanée, voire une « peau de crapaud ». Sa consommation en excès dans la recherche d’aliments basses calories (fruits jaunes, orangés, légumes verts) peut à l’inverse entraîner des signes d’hypervitaminose A (xérose, chéilite, alopécie), mais l’hypothyroïdie associée empêche la conversion du carotène en vitamine A et entraîne par accumulation une caroténodermie, notamment palmoplantaire. Il faut également penser à l’ingestion de suppléments alimentaires qui peuvent contenir du carotène.
En dehors de la restriction alimentaire, l’usage détourné de certains médicaments ou drogues ayant pour but de supprimer l’appétit, et/ou d’accélérer le métabolisme, et/ou d’éliminer les calories est classiquement signalé et discuté sur les forums adolescents. Les signes dermatologiques liés à l’usage de drogues purgatives sont rares (toxidermies, photosensibilité), mais les troubles hydro-électrolytiques peuvent être à l’origine d’œdèmes périphériques. Il ne faut pas oublier également la prise de substances anorexigènes (amphétamines, psychostimulants), le détournement de médicaments contre l’obésité qui, diminuant l’absorption des graisses, entraînent une carence en vitamines liposolubles (ADEK).
En dehors des phanères, l’examen clinique doit se focaliser sur les mains et la bouche. L’atteinte de la muqueuse orale est souvent la plus précoce. Les glossites ne sont souvent pas spécifiques d’une carence, mais associées à des carences multiples. Elles se manifestent d’abord par des signes fonctionnels (douleurs, brûlures, picotements) pour aller ensuite vers un érythème diffus et une dépapillation linguale. Il y a souvent un mauvais état dentaire et une parodontopathie. La xérostomie est fréquente et peut se compliquer d’une candidose.
Les vomissements provoqués peuvent être à l’origine d’hémorragies conjonctives et de pétéchies orbitaires, d’érosions du palais et d’érosions dentaires (surtout des incisives supérieures et des surfaces occlusales des molaires). Ils sont aussi à l’origine d’érosions et surtout de callosités du dos des mains : il s’agit du signe de Russell, considéré comme pathognomonique.
La « main anorexique » se caractérise aussi par une xérose, une atrophie sous-cutanée, une acrocyanose, des excoriations et des dystrophies unguéales.
Des troubles sensitifs diffus peuvent être rencontrés. Leur physiopathologie est complexe : neuropathie carentielle, troubles hormonaux, troubles du schéma corporel.
Symptômes liés à l'hyperphagie
On retrouve les signes cutanés classiques liés au surpoids voire à l’obésité. Ce tableau est dominé par des signes d’hyperandrogénie et d’hypercorticisme (acné, hirsutisme, vergetures, acanthosis nigricans des grands plis), associé à des intertrigos par macération, une kératose pilaire, une fragilité de la cicatrisation, et des lymphœdèmes acquis avec hyperkératose plantaire et acroangiodermatite de stase, exposant au risque d’érysipèles.
Les excoriations psychogènes sont fréquentes chez les boulimiques, et dans une moindre mesure les anorexiques. Elles sont liées à un grattage répété (sans prurit ou avec peu de prurit) pour « décharger une tension nerveuse ». Elles représenteraient un signe de gravité, car elles seraient plus souvent associées à des maltraitances, voire à des sévices sexuels. Il peut aussi s’agir de scarifications ou d’autres lésions induites : acné excoriée, trichotillomanie, onychotillomanie, onychophagie, ou même de lésions induites du fait de troubles obsessionnels compulsifs (lavage excessif) ou d’une pathomimie authentique. Enfin, les troubles du comportement alimentaire sont souvent associés à des troubles dysmorphiques, le premier d’entre eux étant une tolérance inhabituelle par rapport aux signes physiques accompagnant ces troubles. A contrario, on peut être confronté à une conviction pathologique d’avoir une acné, une peu grasse, une peau sèche, des rides, des cernes ou des troubles pilaires.
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